La nouvelle déontologie des affaires

Ronald J. Wiebe, DMD •

© J Can Dent Assoc 2000; 66:248-9


Le 31 mars 1998, l’émission Marketplace1 de la chaîne CBC présentait les résultats d’une enquête secrète auprès de 50 cabinets dentaires. Le reportage a révélé une grande disparité dans les estimations de traitement, l’enquêteur s’étant fait proposé des prix allant de rien du tout à 9000 $. On en a déduit que de nombreux dentistes étaient en affaires sans probité.

Le scénario de Marketplace était prévisible. La simple idée que les dentistes soient ouvertement en affaires rend le marché douteux et la profession nerveuse. Le praticien privé qui gagne sa vie en offrant des services à options est déchiré entre le principe éthique du guérisseur voulant que le patient passe en premier et les exigences de l’entreprise privée où prévaut la loi du plus fort. Le moment est venu d’entamer un dialogue national qui conduira à une définition et à un enseignement universellement acceptés de la déontologie des affaires pour l’exercice de la dentisterie en cabinet privé. Le meilleur guide et allié pour ce processus est le «vrai monde» des affaires qui connaît sa propre renaissance déontologique2.

De prime abord, la suggestion que la profession dentaire doive se tourner vers des marchands pour son orientation déontologique a de quoi déconcerter.

Pourtant, les entreprises progressistes ont embrassé la déontologie appliquée3. Au cours des deux dernières décennies, il y a eu une explosion de manuels, de revues et de cours portant sur la déontologie des affaires. Les journaux ont des journalistes se consacrant à cette discipline. Les départements de déontologie prospèrent dans les écoles de commerce4. Les consultants en déontologie sont très affairés5. Et selon Max Stackhouse, les personnalités sérieuses du monde des affaires sont les «nouveaux professionnels.»6

Cette nouvelle approche n’est pas gouvernée exclusivement par des motifs altruistes. Les entreprises ont leurs propres «Marketplace»7. Ceux qui répondent immédiatement aux raz-de-marée du marché survivent.


La prise de décisions morales

Les affaires constituent le mode de prestation de la plupart des professionnels dentaires au Canada. Selon Charles Handy, bien que le profit ne soit pas nécessairement le but d’une entreprise, c’est son «moyen d’existence»8. La rationalisation des affaires fait intégralement partie de l’idée de produire des profits. Les employés doivent avoir un taux de rémunération minimal avec un taux de production maximal. Le nombre des clients doit être augmenté, et ces clients doivent être disposés à payer le prix maximum et à accepter les services proposés. Les coûts des fournitures doivent être minimisés. Telle est la formule pour produire des profits, l’élément vital de la pratique privée. Cependant, si cet élément vital n’est pas soumis à un crible moral, il en est aussi son poison. C’est à l’intérieur de cette formule que les manquements déontologiques réels ou perçus se produisent le plus souvent. C’est là que Marketplace trouve sa pâture.

Le processus de la prise de décisions morales dans lequel le profit est envisagé en toute légitimité constitue le domaine de la déontologie des affaires. Et c’est exactement ici que la profession dentaire offre le moins de conseils. La plupart des décisions prises tous les jours par les praticiens privés sont des décisions d’affaires. Ils embauchent et congédient, louent et achètent, vendent et facturent. Ils font concurrence aux autres dentistes, à Future Shop et à GAP. Pourtant, le fait qu’il n’y a pas de cours sur les activités commerciales au premier cycle ne les aide guère lorsqu’il s’agit de déontologie des affaires situationnelle.

Les gourous de la gestion du cabinet ont conçu diverses techniques de rationalisation des affaires à partir de postulats déontologiques. Mais les dentistes canadiens, tout comme les Canadiens, forment un groupe diversifié. Les «bonnes» applications varient. Les tribunaux et les partisans des droits de la personne défendent agressivement le droit d’avoir des valeurs personnelles diverses. Paradoxa lement, le marché réclame à haut cri la normalisation des normes commerciales9. Les dentistes feraient mieux d’écouter.

Un an avant Marketplace, l’édition canadienne du Reader’s Digest a publié les résultats d’une enquête presque similaire auprès des dentistes américains sous le titre subtil «How Dentists Rip Us Off» («Comment les dentistes nous roulent»)10. Les estimations de traitement dans ce rapport variaient de rien du tout à 29 850 $. De même, l’Association américaine des personnes retraitées a publié sur Internet les résultats d’un sondage révélant que 93 % des gens croient que la fraude est généralement répandue dans toutes les professions de la santé11. Nonobstant leur validité, ces «études» forment l’opinion du consommateur.

Les codes de déontologie qui régissent la profession offrent peu de secours. Bien qu’ils maintiennent des normes de produit, ils parlent seulement très peu de la prestation des services.

Parce que ces questions impliquent des services à options, de la promotion interne et des décisions de gestion, les codes de déontologie de la profession n’aident guère. Même les lignes de conduite générales énoncées dans ces codes sont interprétées différemment par les gens dans des marchés différents. Est-ce qu’un dentiste dont l’éthique personnelle et le marché cible est l’esthétique de Hollywood posera des diagnostics différents de ceux d’un bouddhiste qui croit à la non-intervention sauf pour soulager la douleur? Les deux points de vue peuvent être justifiés par le code d’une association.

Or, un marché de plus en plus renseigné, procédurier et cynique exige des normes prévisibles. En 1992, la société Sears, qui avait fixé des objectifs de haut rendement pour ses gérants locaux payés à la commission, a fait l’objet d’une poursuite en recours collectif en Californie pour avoir effectué des réparations automobiles inutiles12. La société a soutenu qu’elle faisait simplement de «l’entretien préventif» en remplaçant des pièces légèrement usées. Elle a éventuellement réglé l’affaire en versant 60 millions de dollars.

Des incidents de cette nature constituent des avertissements pour la dentisterie et doivent l’inciter à revoir ses principes déontologiques.


La prise de décisions déontologiques normalisées

Étendre les codes professionnels de manière à y inclure des principes d’éthique commerciale peut sembler opportun. Cependant, l’expérience des affaires s’y oppose. Les principes d’éthique imposés de haut sont inefficaces13. Il faut constamment les réviser parce qu’on y trouve des lacunes. Leur application forcée coûte cher et donne matière à litige. Les gens se sentent de plus en plus réglementés et privés de leurs droits.

Tout praticien privé pourrait formuler ses propres principes de déontologie des affaires. C’est là un modèle de gestion qui réussit. La responsabilité et le débat sont immédiats. Les petites entreprises qui ont développé une culture déontologique obéissent généralement à leurs propres normes. Cependant, avec la pluralité des principes qu’on est certain de trouver parmi les 17 000 dentistes canadiens, cette solution ne répond pas au désir du marché que l’industrie soit normalisée.

Avec ses 83 000 employés répartis dans 66 pays, la société ING fait face à ce problème avec succès14. Des CD-ROM interactifs sont utilisés pour montrer à tous les employés comment prendre des décisions éthiques normalisées. Au lieu d’imposer des règlements occidentaux, la société normalise le processus décisionnel à l’aide d’études de cas. Pour aucun des cas, il n’y a une «bonne» réponse, mais tous présentent la même grille de décisions. Par exemple, on demande toujours «Comment cette décision apparaîtrait-elle si demain elle faisait la une dans les journaux?» En normalisant le processus, la société a obtenu un éventail de résultats remarquablement prévisible et restreint.

Peut-être la société ING détient-elle la clé pour la profession dentaire canadienne. Les facultés dentaires forment les étudiants du premier cycle en déontologie biomédicale en se servant d’études de cas. Bien qu’ils ne disposent pas d’un cadre des affaires, les étudiants apprennent des aptitudes pour prendre des décisions déontologiques.

Chez ING, tout le monde, des directeurs généraux aux secrétaires, participe à la formation et à la rétroaction. Pour qu’une culture déontologique dentaire réussisse suivant le modèle ING, elle doit être holistique et faire participer tous les niveaux de la profession15. Des publications comme cette revue sont essentielles pour éveiller la conscience déontologique et susciter des débats. Chacun des cabinets doit être disposé à évaluer ses opérations suivant des principes définis et à participer à une formation. Les premiers débats peuvent être entamés dans les associations locales. La formation doit se présenter sous forme de cours de formation continue offerts par les associations provinciales et les universités qui peuvent également servir de liens avec les ressources commerciales. La normalisation des programmes de formation doit être le fait des associations provinciales et nationales, non du gouvernement.

Selon le vice-président d’ING, Ewald Kist, le but de la société est de créer une culture organisationnelle très éthique tissée à partir des multicultures de ses employés et des attentes de ses clients. C’est le but que les dentistes canadiens exerçant dans un cabinet privé doivent s’efforcer d’atteindre. Et c’est ce que le marché exige.

Aucune des suggestions susmentionnées ne sera réalisée immédiatement, mais le dialogue doit être entamé. La dépendance envers les services à options et les modifications apportées à l’enseignement ont laissé les dentistes à la dérive sur une mer de changements. La dentisterie doit comprendre où elle est, apprendre de ses collègues en commerce et embrasser le renouveau en déontologie des affaires. Ce faisant, la profession déterminera sa propre voie à suivre et présentera un authentique visage organisationnel d’unité déontologique en réponse à un marché exigeant.


Le Dr Wiebe est actuellement inscrit au programme de maîtrise en études chrétiennes (concentration en entreprise privée) au Collège Regent de Vancouver, en Colombie-Britannique.

Les opinions exprimées sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement les opinions et les politiques officielles de l’Association dentaire canadienne.


Références

Pour obtenir la liste complète des références, veuillez consulter la version électronique à http://www.cda-adc.ca/jadc/vol-66/issue-5/248htm