Esclaves du stress

Christine A. Botchway, BDS, LDSRCS (Eng), DDPHRCS (Eng), M.Sc. (Pub Health) •

© J Can Dent Assoc 2000; 66:31-2


J’entendis un jour mon père dire que le voyage en dentisterie ne convenait pas aux faibles d’esprit. Aurais-je pris la peine de lui demander ce qu’il voulait dire qu’il aurait épilogué avec plaisir. Quand j’étais jeune, sa passion et son dévouement pour cette discipline me captivaient et stimulaient mon affinité à l’égard d’une profession dont les membres rivalisaient de noblesse d’esprit, de désir d’excellence et de contribution inestimable pour l’humanité.

Quant aux éventuels effets cumulatifs négatifs de notre profession sur l’esprit humain, leur étude ne semblait pas s’insérer à notre programme de formation.

Les multiples courants de stress de mon premier emploi m’ont fait plonger dans un tourbillon tel que j’en avais rarement connu dans le milieu bien encadré de l’école dentaire. J’ai commencé à manquer de temps, et mon besoin inné d’exercer dans un milieu imparfait une pratique respectant les normes pures de ma formation a été attisé. M’efforçant de jouer tous les rôles que mon travail exigeait de moi — et selon des nomes de qualité qui, selon moi, sont celles que mérite notre profession — j’ai souvent eu l’impression d’avoir été projetée tête la première dans un canot prenant l’eau et lancé en pleine descente de rapides, avec pour tout bagage une pagaie et quelques connaissances sommaires de la brasse. Il me fallait négocier au plus vite et au plus serré le virage des nouvelles connaissances pour apprendre tout ce que je devais savoir en matière de communication, de gestion, de promotion de la santé et de conseil, tout en restant sur mes gardes pour lutter contre certaines forces corruptrices. Toutefois, le plus dur fut peut-être de parvenir à maîtriser l’ancien ordre établi du silence et de la passivité alors que les chaînes du stress commençaient à se refermer sur mes poignets.

J’ai peiné de longues heures, mon enthousiasme déclinant lentement à mesure que je découvrais que je travaillais dans des conditions médiocres. J’avais un horaire strict et je devais endurer la colère de certains patients quand je prenais du retard (ce qui arrivait souvent). Le travail paraissait parfois répétitif, voire futile. J’étais épuisée à la fin de chaque journée, et ma journée de congé était sacrée.

Pour la première fois de ma vie, j’ai dû affronter les stéréotypes négatifs que le public entretient à l’égard de notre profession. J’étais souvent accueillie par : «Je déteste les dentistes. Oh! C’est vous la dentiste? Je croyais que vous étiez l’infirmière. Vous avez l’air trop jeune pour être dentiste...».

Mes patients attendaient de moi que je sache tout, que je les fasse quand même un peu souffrir, que je les exclue systématiquement du processus de décision et que je demeure stoïque devant leurs comportements et commentaires négatifs. Je ne cadrais absolument pas avec leurs clichés, ce qui parfois jouait en ma faveur, et parfois en ma défaveur. C’était sûrement un avantage quand j’avais affaire à des patients inquiets — et ceux-ci m’ont beaucoup appris. Malgré tout, les mesures rapides et efficaces que je prenais pour apaiser leurs craintes augmentaient parfois mon propre degré de stress. J’étais tout aussi stressée quand je traitais certains patients handicapés et que les baisses de communication et les interruptions de traitement étaient fréquentes. Après m’être blessée accidentellement deux fois de suite avec une aiguille, j’ai découvert avec épouvante les véritables dangers que j’affrontais chaque fois que je m’emparais d’une seringue ou que je mélangeais des substances susceptibles d’être toxiques. La qualité de mon travail dépendait en grande partie du soutien de mon assistante et de la planification des rendez-vous prévue par ma réceptionniste. Certaines de ces personnes étaient remarquables, d’autres moins dévouées que je l’aurais souhaité, et les difficultés de communication entraînaient de nouvelles complications. Je dois bien avouer que je m’en arrachais les cheveux.

J’ai fini par faire part de mes réflexions à un collègue plus expérimenté, qui me laissa entendre que mon stress était essentiellement dû à ma jeunesse et à mon inexpérience. Voilà. Mais ma curiosité était éveillée. Je commençai à noter tous les agents de stress qui m’entouraient et à chercher à en réduire les effets.

Mes collègues décrivaient des expériences vaguement similaires. Cependant, nous initiant davantage aux arcanes du métier, nous avons réussi à nous convaincre que les degrés de stress que nous subissions régulièrement étaient sans doute normaux, voire nécessaires à la poursuite de nos objectifs ultimes, tous largement variables. Enfermée dans la solitude de mon cabinet, je n’en étais pas moins confrontée à un véritable dilemme. Tous les confrères que je fréquentais avaient leurs propres facteurs de stress, et pourtant beaucoup cheminaient péniblement comme s’ils menaient une vie saine et normale. Avec hésitation, je finis par décider que le stress (bien que faisant partie intégrante du travail) pouvait me nuire si je n’y attachais pas d’importance. Le sujet commençait à m’intéresser sérieusement.

Dans mes investigations, je comptais Simon, alcoolique aux tendances suicidaires; Peter, qui travaillait jusqu’à épuisement; James, qui faisait une dépression nerveuse tous les cinq mois et fondait en larmes dans son cabinet et qui se teinta les cheveux ou se perça les oreilles avant de partir passer des vacances hors de prix à Ténérife; et Paul et Trevor, deux divorcés vivant respectivement l’un avec son assistante et l’autre avec sa gardienne d’enfants.

Recueillant ces données anecdotiques, je fus fascinée par la découverte de similitudes apparentes étranges entre la personnalité profonde de chacun. Tous semblaient afficher des personnalités de type A, tous étaient de bons dentistes, tous subissaient un stress persistant, tous semblaient avoir besoin d’être constamment encensés, tous étaient des travailleurs acharnés et perfectionnistes, tous avaient des mariages orageux, tous avaient besoin de dominer les situations et tous niaient avec force les difficultés qu’ils éprouvaient à surmonter leur stress.

Le plus déconcertant fut de comprendre pourquoi ils avaient choisi d’ignorer tous les agents de stress et d’en créer d’autres en recherchant la perfection de façon compulsive. Il semblait que la nature même de certains (et les besoins individuels s’y rattachant) les obligeait à tout faire — malgré un intense épuisement physique et émotionnel — pour atteindre une norme d’excellence irréaliste, un peu comme pour prouver leur propre valeur ou garder le contrôle. Par leur comportement obsessif, ils avaient créé une atmosphère extrêmement stressante, tant pour eux-mêmes que pour leurs employés. Le pire était qu’ils refusaient d’admettre le stress et ne cherchaient pas à le combattre. Et ils n’étaient pas les seuls dans ce cas. Ceux d’entre nous qui reconnaissaient consciemment ou inconsciemment le stress le combattaient tous les jours de façon empirique, sans vraiment pouvoir compter sur un système d’aide. Pour ma part, j’ai eu la chance de pouvoir compter à cette époque sur le mentorat et le soutien de la Defence Union of Scotland et la force maîtresse d’une foi chrétienne profonde.

J’ai fini par comprendre ce que mon père avait voulu dire. À quel point il était facile de vivre en niant le stress. Et comme il était bien plus difficile d’admettre qu’un risque professionnel vieux comme le monde pouvait miner l’essence même de notre profession.

Il s’avère que la dentisterie est une profession extrêmement stressante1. Le contact étroit avec des clients provoque un épuisement émotionnel, une dépersonnalisation et une réduction des réalisations personnelles. En outre, le milieu de travail et le caractère de chacun contribuent à cet épuisement nerveux2.

Fait intéressant à noter, la plupart des praticiens refusent d’admettre qu’ils sont victimes d’épuisement professionnel ou banalisent ce genre de suggestion, peut-être pour tenter de masquer leur vulnérabilité et de continuer à faire croire à tort que les dentistes sont toujours maîtres de la situation (même si les recherches indiquent qu’un nombre croissant d’entre eux présentent des signes d’agitation psychologique3). En fait, les recherches laissent à penser que les dentistes et les médecins sont, de tous les professionnels de la santé, les plus enclins à souffrir de mauvaise santé mentale et physique4. Le stress serait enraciné dans la pratique dentaire, même s’il est entendu que chacun y réagit à sa manière5.

La personnalité d’un individu peut expliquer sa réaction au stress. Selon certains travaux de recherche, il se pourrait que les caractéristiques propres à de nombreux dentistes soient une écoute et des soins inadéquats pendant l’enfance, d’où l’apparition à l’âge adulte d’un manque de confiance en soi et d’un grand besoin de reconnaissance3. La personnalité de type A est la plus courante chez les professionnels dentaires. Celle-ci s’acquiert dès le plus jeune âge et découle de l’habitude d’être récompensé pour des tâches bien accomplies. Elle est également liée à l’insuffisance coronarienne6.

Il est raisonnable d’en conclure qu’il faut obligatoirement dominer son stress pour exercer avec succès7. Mais il semble que les dentistes qui s’obligent à travailler de façon obsessionnelle finissent par ne pas voir plus loin que les murs de leurs cabinets. Se sentant coupables de prendre des vacances et s’inquiétant d’une éventuelle baisse de productivité, ils ne s’autorisent aucun loisir, pourtant bien nécessaire8.

Je suis inquiète de voir que notre profession réduit, voire refuse d’admettre la réalité des degrés de stress qui sont le lot quotidien de ses membres. En refusant de reconnaître, de déterminer et de prendre en compte cette force corrosive chronique, nous épuisons notre vitalité, notre inspiration, notre sens de l’orientation et notre rationalité, ce qui fait de nous des esclaves du stress.

Notre stress est-il la conséquence de notre volonté sincère d’intégrer de purs idéaux à un système impur — un sous-produit de notre besoin obsessionnel (type A) de tout contrôler — ou est-il simplement un élément du matérialisme humain? Il existe plusieurs remèdes bien établis contre le stress : gestion du temps, travail d’équipe, mise en commun des patients selon une formule coopérative optimale, bonne gestion du cabinet, planification adéquate des traitements, formation continue, vacances fréquentes, bonne communication entre les patients et le personnel, image positive de soi, poursuite d’autres intérêts, recentrage de ses intérêts. Toutefois, je pense que le soulagement passe tout d’abord par la reconnaissance de l’importance de gérer quotidiennement et sans relâche le stress.

Nous devons exploiter nos forces et nos intérêts. Nous devons lâcher la bride à notre volonté de contrôle et tirer parti de nos forces, intérêts, travail d’équipe, respect, communication et délégation. Lorsque nous sommes stressés, nous devons l’admettre.

Et quand nous comprenons que ce voyage vers notre but nuit à notre âme, nous devons nous arrêter et reconnaître, planifier et modifier notre itinéraire - à moins que les rigueurs du voyage n’aient troublé notre esprit au point de nous avoir fait perdre notre âme avant même d’être arrivés à destination.

Comme le disait mon père, le voyage en dentisterie ne convient pas aux faibles d’esprit.

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Le Dr Botchway est professeure clinique adjointe en diagnostique buccal et en sciences de la santé bucco-dentaire, Faculté de médecine, Université de l’Alberta.

Les vues exprimées sont celles de l’auteure et ne reflètent pas nécessairement les opinions et les politiques officielles de l’Association dentaire canadienne.


Références

1. Freeman R, Main JR, Burke FJ. Occupational stress and dentistry: theory and practice. Part II. Assessment and control. Br Dent J 1995; 178:218-22.

2. Osborne D, Croucher R. Levels of burnout in general dental practitioners in the south-east of England. Br Dent J 1994; 177:372-7.

3. Joffe H. Dentistry on the couch. Aust Dent J 1996; 41:206-10.

4. Freeman R, Main JR, Burke FJ. Occupational stress and dentistry: theory and practice. Part I. Recognition. Br Dent J 1995; 178:214-7.

5. Bourassa M, Baylard JF. Stress situation in dental practice. J Can Dent Assoc 1994; 60:65-7, 70-1.

6. Christen AG, McDonald JL Jr. Management of stress in the dental practitioner. Den Clin North Am 1986; 30(4 Suppl):S1-S146.

7. Hillman M. Stress and dentistry. Better practice through control. NY State Dent J 1995; 61:50- 2.

8. Manji I. Time out. J Can Dent Assoc 1994; 60:667-8.

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