Dépistage des maladies buccales communes

Paul Deep, B.Sc., M.Sc. •

© J Can Dent Assoc 2000; 66:298-9


Le dépistage est une méthode utilisée pour déceler une maladie à un point de son histoire naturelle qui n’est pas encore symptomatique. La possibilité de dépister une maladie particulière dépend de la durée suffisamment longue de la phase pré-clinique décelable. La logique serait que le dépistage précoce permettrait de modifier le cours naturel de la maladie, en empêchant celle-ci de progresser et les effets néfastes de se manifester. En ce sens, le dépistage a généralement fonction de prévention secondaire.

D’autres facteurs doivent être par ailleurs pris en considération lorsqu’une stratégie de dépistage est proposée. Les avantages en ce qui touche l’amélioration de la santé doivent être examinés avec plusieurs autres facteurs comme le coût (p. ex., équipement, main-d’oeuvre), les questions déontologiques (p. ex., l’identification des individus dont les résultats sont positifs), l’efficacité des interventions (p. ex., l’effet sur la qualité de vie) et les effets secondaires (p. ex., le dépistage précoce fait-il plus de mal que de bien?).

Les programmes de dépistage généralisés pour les maladies humaines offrent de nombreux avantages, qui souvent s’expliquent d’eux-mêmes. En plus d’améliorer avant toute chose la santé générale de la population, le dépistage précoce en phase pré-clinique suivi de mesures préventives pour empêcher la maladie de progresser devrait produire plusieurs avantages secondaires, comme ceux de raccourcir les visites chez le professionnel de la santé, d’accorder plus de temps au professionnel de la santé pour traiter d’autres patients et d’épargner de l’argent aux patients et aux tiers administrateurs (c.-à-d. les gouvernements et les compagnies d’assurance).

Alors que l’on peut citer des exemples de dépistage réussi de troubles médicaux (p. ex., la phénylcétonurie, le cancer du sein et le cancer du col utérin), les programmes de dépistage réguliers n’ont pas été appliqués aux maladies buccales relativement communes et observées en pratique dentaire générale, comme les caries, la maladie parodontale et le cancer de la bouche. Le dépistage précoce réduirait vraisemblablement la morbidité associée aux caries dentaires et à la maladie parodontale (p. ex., douleur, mauvaise haleine, détachement et saignement des gencives1, perte de dents2 et dysfonctionnement buccal), ainsi que la mortalité associée au cancer de la bouche. Aussi des méthodes valables existent-elles déjà qui dépistent ces maladies, conformément aux principes soulignés par Wilson et Junger3 en 1968 pour l’Organisation mondiale de la santé (voir encadré). Comment donc explique-t-on le manque de programmes de dépistage réguliers? Selon moi, des facteurs non méthodologiques seraient responsables. Je suggère qu’on les examine brièvement à deux niveaux : au cabinet dentaire et dans l’ensemble de la population.

Le dépistage au cabinet dentaire

Le dentiste généraliste devrait posséder à la fois la formation et l’équipement nécessaires pour dépister avec fiabilité les caries dentaires, en examinant les dents (p. ex., avec un explorateur métallique) et en prenant des radiographies4; la maladie parodontale, en prenant des radiographies4 et en effectuant des tests normalisés comme l’indice CPITN de l’Organisation mondiale de la santé; et le cancer de la bouche, en examinant visuellement la cavité buccale6. Comme tels, ces tests devraient faire partie intégrale des examens réguliers.

Un des problèmes principaux rencontrés avec le dépistage au cabinet dentaire est l’accès limité : les individus qui sont le plus susceptibles aux maladies buccales et qui requièrent des dépistages plus fréquents sont souvent ceux qui appartiennent aux groupes socio-économiques bas. Ces patients, dont beaucoup sont des personnes âgées, sont moins enclins à rendre régulièrement visite au dentiste en raison de contraintes financières, d’un manque d’installations adéquates ou de leur indifférence envers la santé bucco-dentaire.

Le dépistage dans la population

Il est possible de résoudre le manque d’accessibilité du dépistage au cabinet dentaire en offrant un dépistage généralisé de la population. Bien qu’on puisse affirmer que les programmes de dépistage généralisé des caries dentaires, de la maladie parodontale et du cancer de la bouche se justifient médicalement, il est peu probable de voir de tels programmes se réaliser. Une raison en serait que l’élaboration de stratégies diagnostiques et thérapeutiques semble dépendre non seulement de l’effet relatif de la maladie, mais aussi de la perception sociale de la maladie et de ses victimes.

Prenez les exemples des cancers de la bouche et du col utérin. Quand on les juge d’un point de vue subjectif comme l’apparence physique, les individus risquant le plus de contracter le cancer de la bouche (c.-à-d. les hommes âgés qui fument et boivent)7 ne sont pas considérés comme étant aussi attrayants ou importants pour la société que les individus les plus susceptibles au cancer du col utérin (c.-à-d. les femmes jeunes et moins jeunes). Cette triste réalité se traduit par davantage de fonds octroyés par le gouvernement et d’autres sources privées à la recherche sur le cancer du col utérin plutôt que sur le cancer de la bouche, et ce bien que le cancer de la bouche soit le plus fatal. En effet, au Canada, l’incidence du cancer de la bouche est 16 fois supérieur à celle du cancer du col utérin (0,132 % et 0,08 %, respectivement)8, alors que le taux de mortalité du cancer de la bouche est 56 fois supérieur à celui du cancer du col utérin (0,112 % et 0,002 %, respectivement)8. Il semble que l’examen du pelvis à l’aide de frottis vaginaux est une procédure de dépistage plus communément acceptée que l’examen buccal, malgré que la cavité buccale soit plus accessible à l’observation et à la biopsie. Ainsi, la majorité des patients atteints du cancer de la bouche sont diagnostiqués à un état avancé de la maladie plutôt qu’à un état précoce quand ils sont asymptomatiques et reçoivent un meilleur pronostic9.

Conclusion

L’intervalle approprié entre les tests de dépistage a fait l’objet de nombreuses controverses. Prenons l’exemple des caries dentaires. Compte tenu que ces dernières touchent essentiellement les jeunes, l’intervalle devrait augmenter avec l’âge. D’après une étude, l’intervalle optimal serait de 10 à 12 mois pour les enfants âgés de 5 à 9 ans, et de près de deux ans pour ceux âgés de 10 à 19 ans10. Aux États-Unis, l’Association dentaire américaine et la Food and Drug Administration recommandent que les examens dentaires se fassent tous les six mois. Toutefois, en Angleterre, des jeunes de 14 ans qui recevaient des examens dentaires à des intervalles plus longs que six mois montraient moins de caries avancées que ceux examinés tous les six mois11. En effet, de plus longs intervalles entre les tests de dépistage des caries pourraient même être bénéfiques, surtout dans les régions où l’eau est fluorurée, puisque les coûts pour les patients et le risque d’interventions iatrogéniques s’en trouveraient réduits.

Bien que les résultats de ces études puissent servir de directives intéressantes, la décision finale qui est de faire subir ou non à un patient des tests de dépistage (et si oui, à quel intervalle) doit reposer sur un jugement clinique et devrait répondre aux besoins particuliers du patient. En ce sens, il revient au dentiste de connaître précisément les antécédents du patient pour identifier les facteurs de risque, car les individus à risque élevé devraient être surveillés de plus près que ceux qui le sont moins.

La morbidité et la mortalité associées aux caries dentaires, à la maladie parodontale et au cancer de la bouche pourraient être significativement réduites s’il existait de plus fortes incitations sociales et politiques pour dépister les maladies buccales communes. Alors que le but d’établir un dépistage généralisé de la population peut être trop ambitieux pour ce qui est de la logistique et de la main-d’oeuvre, l’application de programmes de dépistage communautaires, réservés aux individus à risque élevé, paraît faisable. On devrait s’efforcer dans l’immédiat à modifier totalement la perception qu’a le public des maladies buccales et de leurs impacts, grâce à des campagnes d’éducation qui commencent au cabinet du dentiste généraliste.


Dix principes de dépistage

1. L’état recherché devrait causer d’importants problèmes de santé.

2. L’histoire naturelle de la maladie devrait être bien comprise.

3. La phase précoce de la maladie devrait pouvoir être identifiée.

4. Le traitement précoce de la maladie devrait être plus bénéfique que celui amorcé à une étape avancée de la maladie.

5. On devrait effectuer un test approprié.

6. Le test devrait être accepté par la population.

7. On devrait disposer des installations nécessaires pour diagnostiquer et traiter les anomalies décelées.

8. Pour les maladies au début insidieux, le dépistage devrait se faire à des intervalles répétés et établis suivant l’histoire naturelle de la maladie.

9. Les chances d’aggraver l’état physique ou psychologique du patient testé devraient être moindres que celles de l’améliorer.

10. On devrait comparer les bienfaits du programme de dépistage aux coûts qu’il entraîne.


Remerciements : L’auteur aimerait remercier le Dr Paul Allison, professeur adjoint à la Faculté de médecine dentaire de l’Université McGill, et le Dr Charles Larson, professeur agrégé à la Faculté de médecine de l’Université McGill, pour leur expertise.

M. Deep est étudiant de troisième année au programme DDS de la Faculté de médecine dentaire à l’Université McGill.

Les vues exprimées sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement les opinions et les politiques officielles de l’Association dentaire canadienne.


Références

1. Brown LJ, Brunelle JA, Kingman A. Periodontal status in the United States, 1988-1991: prevalence, extent, and demographic variation. J Dent Res 1996; 75:672-83.

2. Brown LJ, Oliver RC, Löe H. Periodontal diseases in the U.S. in 1981: prevalence, severity, extent, and the role in tooth mortality. J Periodontol 1989; 60:363-70.

3. Wilson JM, Junger CT. Principles and practice of screening for disease. World Health Organization Public Health Paper 34; 1968.

4. Osborne GE, Hemmings KW. A survey of disease changes observed on dental panoramic tomographs taken of patients attending a periodontology clinic. Br Dent J 1992; 173:166-8.

5. Ainamo J, Barmes D, Beagrie G, Cutress T, Martin J, Sardo-Infirri J. Development of the World Health Organization (WHO) community periodontal index of treatment needs (CPITN). Int Dent J 1982; 32:281-91.

6. Warnakulasuriya S, Pindborg JJ. Reliability of oral precancer screening by primary health care workers in Sri Lanka. Community Dent Health 1990; 7:73-9.

7. Rothman K, Keller A. The effect of joint exposure to alcohol and tobacco on risk of cancer of the mouth and pharynx. J Chronic Dis 1972; 25:711-6.

8. Institut national du cancer du Canada. Statistiques canadiennes sur le cancer 1996. Canada; 1996.

9. Smart CR. Screening for cancer of the aerodigestive tract. Cancer 1993; 72(3 Suppl):1061-5.

10. Boggs DG, Schork MA. Determination of optimal time lapse for recall of patients in an incremental dental care program. JADA 1975; 90:644-53.

11. Todd JE. Children’s dental health in England and Wales 1973. H. M. Stationary Office, London; 1975.