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La variation inter-dentistes sur le scellement dentaire 

Chantal Galarneau, DMD. M.Sc.
Jean-Marc Brodeur, DDS, PhD

SOMMAIRE

Chez les dentistes, il existe, en réalité, une telle variation dans le diagnostic de la carie et dans les décisions de traitements proposés, que de plus en plus par sentiment de doute, les patients éprouvent le besoin de s'informer et de comparer avant d'accepter un traitement recommandé. Ce même phénomène est d'autant plus présent lorsqu'il s'agit de faire un choix d'intervention à l'égard des faces avec puits et fissures, puisqu'il existe une grande variété de traitements possibles.

Cet article tente de mettre en lumière les facteurs qui peuvent expliquer cette variation dans le traitement des faces avec puits et fissures. Le manque de connaissance sur l'efficacité et les indications des agents de scellement de même que les différentes expériences cliniques vécues ont entraîné divers mythes et préjugés, ce qui a eu comme conséquence de créer de la variation dans les décisions de traitement.

En présence d'un doute sur la nécessité d'effectuer un traitement, chaque abstention de traitement engendre un épisode de soins non complété. Cette abstention peut susciter chez le dentiste un sentiment d'inconfort pouvant l'amener à se dispenser d'offrir des services préventifs et à s'enraciner dans une pratique axée sur la restauration. Enfin, il devient urgent et nécessaire d'obtenir un consensus au sein de la profession, d'autant plus que les connaissances actuelles laissent place à d'autres recherches sur le sujet.

Mots clés MeSH: decision making; pit and fissure sealants.

© J Can Dent Assoc 1998; 64:718-725
Cet article a fait l'objet d'une révision par des pairs.

[ Introduction | Le phénomène de variation | Des connaissances qui diffèrent sur l'efficacité | Des connaissances qui diffèrent sur l'utilisation appropriée des scellements | Des expériences cliniques différentes | Faut-il traiter ou s'abstenir? | Conclusion

Introduction

Est-ce que vos patients magasinent leurs traitements? Combien de fois avez-vous entendu : «Docteur, j'ai vu un autre dentiste qui m'a dit que j'avais beaucoup plus de caries que ce que vous me dites»? Ou encore, la situation inverse où vous dites à un patient qu'il a plusieurs caries, et qu'un autre dentiste lui a dit que tout est beau. Ce genre de circonstances peut mettre dans l'embarras plus d'un dentiste, surtout lorsqu'il est confiant d'avoir fait un diagnostic de carie adéquat. Comment se justifier devant un tel patient qui semble remettre en question votre compétence, alors que la réponse n'est pas du tout évidente? Le manque de concordance repose principalement sur les différentes philosophies de traitement qui existent parmi les dentistes. Dans le passé, la forte prévalence de la carie, la progression rapide des lésions carieuses et le fait que le public était peu sensibilisé à l'importance de la santé dentaire ont donné naissance à la philosophie de traitement suivante : «Dans le doute, on obture». Selon cette approche, que l'on qualifie de curative, il est nécessaire de restaurer toutes les régions d'une dent ayant une forte susceptibilité de développer à long terme une carie dentaire, de même que de restaurer toute carie existante afin d'empêcher sa progression.

Cependant, au Québec, nous assistons présentement à des changements comme la diminution de la prévalence de la carie chez les enfants, la diminution de la vitesse de progression des lésions carieuses et une prise de conscience du public quant aux moyens disponibles pour améliorer leur santé bucco-dentaire. Ces circonstances ont fait naître une nouvelle approche, la philosophie préventive, qui se résume ainsi : «Dans le doute, on applique des mesures préventives et on garde un suivi»1. En résumé, elle consiste principalement à tenter de reminéraliser une lésion carieuse débutante tout en sachant qu'il existe un risque potentiel de progression, en plus de garder un contrôle préventif sur les régions à forte susceptibilité. Ainsi, ces deux philosophies de traitement engendrent des différences d'opinions qui se répercutent sur le nombre de dents à restaurer, et conséquemment sur la confiance des patients.

Ce genre d'expérience nous fait prendre conscience qu'il est urgent d'obtenir un certain consensus au sein de la profession dentaire car, de plus en plus par sentiment de doute, les patients s'informent, comparent et veulent connaître les différentes solutions qui s'offrent à eux. Le temps où le dentiste était le seul à prendre les décisions concernant la santé dentaire de ses patients est terminé. De plus, la confiance totale qu'on accordait, à cette époque, aux professionnels de la santé dentaire est révolue. Ce réveil peut s'expliquer pour le moins par les médias qui, de nos jours, n'hésitent plus à mettre en lumière les cas de fraude, de négligence professionnelle et de discordance parmi les dentistes. D'ailleurs, le débat sur le mercure contenu dans l'amalgame dentaire représente actuellement un bon exemple à citer puisqu'il crée, jusqu'à maintenant, un climat d'ambiguïté et d'insécurité pour le patient.

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Le phénomène de variation

 Tableau I
Étude sur la variation inter-dentistes

Étude

(source)

Type de dents

Genre d’examen

Nombre de dentistes

Nombre de décisions

Genre de décision

Intervalle de décisions positives

Lewis, Kay et al.11

dents extraites

radiologique

17

304

• restauration
• présence de carie
• carie/émail
• carie/JED
• carie/dentine

2%-45%
9%-82%
5%-40%
0%-9%
2%-33%

Espelid7

dents extraites

radiologique (occulsal)

243

68

• restauration
­surface saine
­décoloration
­petite cavité
­grosse cavité

0%-45%
0%-33%
0%-58%
0%-90%

Noar et Smith4

dents extraites

clinique et radiologique

86

48

• présence de carie (clin.)
• présence de carie (radio.)
• restauration (clinique)
• restauration (radio.)

6%-69%
15%-75%
0%-46%
6%-50%

Kay, Watts et al.3

dents extraites

clinique (occlusal)

10

30

• restauration
• agent de scellement
• restauration/agent de scellement

20%-90%
0%-63%
47%-90%

Chez les dentistes, il existe, en réalité, une telle variation dans le diagnostic de la carie et dans les décisions de traitement proposés, qu'il serait avantageux pour la profession d'y chercher une solution. On trouve dans la littérature plusieurs études qui ont démontré cette variation2-11. Le Tableau I présente un résumé de quelques-unes de ces études. Lewis, Kay et al.11 ont demandé à 17 dentistes de procéder à un examen radiologique de 304 surfaces dentaires, où chacun devait se prononcer sur la présence de carie de même que sur la nécessité d'obturer, et ce, pour chacune des surfaces examinées. D'après les résultats, on remarque qu'un des 17 dentistes aurait fait un diagnostic positif de carie pour seulement 9 % des 304 surfaces, alors qu'un autre aurait trouvé une présence de carie sur 82 % de ces mêmes surfaces. De plus, ces deux mêmes dentistes auraient restauré respectivement 2 % et 45 % des 304 surfaces. Dans l'étude d'Espelid7, les chercheurs ont comparé les différentes propositions de restauration pour les surfaces saines, celles présentant de la coloration et celles avec une petite ou grande cavité. Il s'agissait d'un examen radiologique de 68 surfaces non proximales effectué par 243 dentistes. On peut voir qu'un des dentistes n'aurait restauré aucune des surfaces saines, et qu'un autre en aurait restauré 45 %. Mêmes résultats pour les surfaces présentant une grosse cavité, où on retrouve un intervalle de décision de traitement qui varie entre 0 % et 90 %. Noar et Smith4 ont évalué la présence de carie et le besoin de restauration à l'aide d'un examen à la fois clinique et radiologique de 48 surfaces, exécuté par 86 dentistes. Ils ont trouvé des variations de l'ordre de 6 % à 75 % pour la présence de carie et de 0 % à 50 % pour le besoin d'obturation. Quant à Kay, Watts et al.3, ils ont évalué le nombre de décisions positives relatives à la restauration et au scellement de 10 dentistes par le biais d'un examen clinique de 30 surfaces occlusales. Un des 10 dentistes aurait restauré 20 % des surfaces, alors qu'un autre en aurait restauré 90 %. Pour le scellement dentaire, les décisions de traitement varient entre 0 % et 63 % pour l'ensemble des 30 surfaces.

Ainsi, le phénomène de variation est aussi présent chez les dentistes quand il s'agit de faire un choix d'intervention à l'égard des surfaces avec puits et fissures. Brownbill et Setcos12 ont choisi, pour leur étude, 10 régions distinctes de dents contenant un puits ou une fissure qu'ils ont fait analyser par 20 dentistes, et pour lesquelles ceux-ci ont dû choisir un traitement donné. Encore une fois, on y retrouve beaucoup de variation, d'autant plus qu'il existe une grande variété de traitements possibles pour les surfaces avec puits et fissures. Pour l'ensemble des régions, 21 décisions sur 200 (20 dentistes ayant pris chacun 10 décisions) auraient été en faveur de ne rien faire, 3 d'appliquer des fluorures, 1 de polir la surface, 6 de faire un verre ionomère scellant, 50 une résine scellante, 39 une restauration conservatrice en résine composite (RCRC), 2 un verre ionomère de restauration, 7 une aurification, 58 un amalgame, 13 un composite postérieur et 0 une couronne. En tout, les décisions d'intervention sont plutôt réparties à travers la diversité des choix proposés, favorisant, toutefois, plus particulièrement l'amalgame (29 %), ensuite le scellement dentaire (25 %) et, en troisième lieu, les RCRC (19,5 %).

On peut aussi s'interroger sur la faible prévalence des agents de scellement de puits et fissures au Québec, d'autant plus que la carie de puits et fissures représente 70 % à 90 % de l'ensemble de la carie sur les dents permanentes13. En 1990, on établissait que seulement 8 % à 10 %13 des enfants du Québec étaient porteurs d'agents de scellement. Cette faible proportion d'enfants qui en bénéficient nous porte à penser que, contrairement aux dentistes des États-Unis14, les dentistes du Québec privilégient l'amalgame aux agents de scellement. L'utilisation des agents de scellement dépend des facteurs liés à l'offre et à la demande (Ill. 1).

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Ill. 1 : Modèle conceptuel de l'utilisation des agents de scellement

D'une part, l'offre se fait par le biais du professionnel, c'est-à-dire par :

1. ses caractéristiques socio-démographiques (âge, sexe, année d'obtention du diplôme, etc.) et personnelles (connaissances, habiletés, éducation dentaire);

2. l'organisation de sa pratique (pratique de groupe ou en solo etc.);

3. le profil (préventif vs curatif) de sa pratique.

D'autre part, la demande exprimée par le patient dépend des différents attributs qui le caractérisent : ses caractéristiques socio-démographiques (éducation, revenu familial, etc.), y compris la possession d'assurances dentaires privées familiales, son état de santé, de même que ses diverses connaissances sur le scellement dentaire.

L'absence de couverture des soins préventifs par la Régie de l'assurance-maladie du Québec (RAMQ) peut aussi avoir un impact important sur la faible prévalence des agents de scellement au Québec. Les parents peuvent manifester une certaine réticence à utiliser des agents de scellement, voire même les refuser catégoriquement, puisque les frais encourus par cette technique représentent un coût de 19 $ cdn15 par dent scellée. Quant au professionnel dentaire, il peut être moins tenté de proposer des agents de scellement pour la simple raison qu'ils ne sont pas couverts, et parce qu'il est souvent confronté à un refus de la part des parents.

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Des connaissances qui diffèrent sur l'efficacité

Les dentistes sont tous conscients que la mise en marché de nouveaux matériaux, de même que le perfectionnement de certains, font naître différents traitements possibles. Cependant, une telle diversité rend le choix du traitement à recommander de plus en plus difficile pour le dentiste, puisque les résultats comparatifs de ces différentes techniques en rapport avec certaines situations cliniques ne sont pas connus. C'est le cas, par exemple, de la dentisterie opératoire qui représente un grand pourcentage des services offerts dans la pratique quotidienne des dentistes généralistes, et pour laquelle les résultats des diverses restaurations possibles sont très peu connus. Bader et al.16 cite un exemple communément rencontré en Amérique du Nord : le dilemme entre une grosse restauration en amalgame et une couronne. Lequel des traitements serait à privilégier sachant que le patient peut assumer l'une ou l'autre des dépenses? Bien des dentistes, de par leur formation, auraient tendance à considérer la couronne comme un traitement de qualité supérieure à l'amalgame. Toutefois, aucune étude clinique, ayant analysé la durée de vie de ces deux procédures, n'est disponible pour appuyer cette croyance. En conséquence, on peut s'attendre à ce que les croyances personnelles de même que le manque d'information objective concernant les différents traitements possibles aient pour résultat d'augmenter la variation dans le choix de traitements proposés.

En guise de solution, la littérature scientifique s'interroge depuis quelques années sur le besoin de créer des guides d'intervention pour la dentisterie, comme il a été fait pour le domaine médical. Ces guides d'intervention font le point sur les divers traitements possibles pour une condition clinique spécifique, et ont pour but d'assister le professionnel et le patient à choisir les soins les plus appropriés17. Ces guides devraient favoriser la standardisation des différentes propositions et décisions de traitement.

Le scellement des puits et fissures représente la procédure dentaire où les résultats à long terme et les connaissances des professionnels à leur égard ont été les plus étudiés. Certains critères directifs ont même été établis pour guider le professionnel dans son choix d'intervention. Ainsi, l'efficacité des agents de scellement ne fait présentement aucun doute. Elle a été fortement documentée dans la littérature par plusieurs études cliniques que l'on retrouve sous forme de synthèse dans un article de Ripa18. A l'origine, l'efficacité des agents de scellement était évaluée par des études cliniques qui comparaient le taux d'inhibition de la carie des dents scellées à d'autres dents de la même bouche n'ayant pas reçu d'agents de scellement. Cependant, il n'est plus éthique de procéder à de telles études depuis que, en 1976, l'Association dentaire canadienne a reconnu officiellement le produit. Le critère de succès de l'efficacité du scellement est alors devenu le taux de rétention, découlant de la logique qui veut qu'un agent de scellement prévienne la carie dentaire tant et aussi longtemps qu'il reste bien en place sur la dent.

Ripa19 a pu démontrer que les agents de scellement de seconde génération (autopolymérisable) ont une rétention supérieure à celle de la première génération (ultraviolet) et qu'ils apportent donc une meilleure protection contre la carie dentaire. Après 7 ans, 66 % des dents scellées par des agents de deuxième génération présentaient encore un scellement complet de leurs puits et fissures, alors qu'on retrouvait un taux de 31 % pour la première génération. D'autres études18, échelonnées sur une période de 10 ans, ont trouvé des pourcentages de rétention complète de l'ordre de 41 % et 57 % pour la deuxième génération d'agents de scellement. La troisième génération (photopolymérisable) semble indiquer un taux de rétention similaire à ceux de la deuxième. Cependant, cette affirmation est basée sur des études dont la période d'observation ne dépasse pas 5 ans. Il faut être conscient que ces agents de scellement sont encore nouvellement arrivés sur le marché, mais que les résultats des études réalisées jusqu'à maintenant sont prometteurs.

Un tel volume d'information devrait avoir comme conséquence de diminuer l'incertitude et la variation dans les décisions de scellement. Toutefois, tel n'est pas le cas car il existe, chez les dentistes, beaucoup de variations quant à leurs connaissances et à leurs croyances sur l'efficacité des agents de scellement, bien que celle-ci ait été reconnue scientifiquement. Est-ce alors une question d'accessibilité à l'information? Celle-ci existe dans la littérature sous forme d'articles ou de monographies, mais encore faut-il savoir qu'elle existe. Deux guides d'intervention sont présentement à la disposition des professionnels de la santé dentaire. Un premier a été publié en 1986 par le département de santé publique du Massachusetts sous forme de petit volume20 et un deuxième, récemment publié en 1995, est disponible dans le Journal of Public Health Dentistry sous forme d'articles21. Il serait avantageux de considérer la possibilité d'utiliser ce genre de guide dans la formation universitaire de premier cycle et continue des dentistes, de manière à ce que cette information puisse être plus facilement accessible à tous.

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Des connaissances qui diffèrent sur l'utilisation appropriée des scellements

Depuis la publication du guide d'utilisation des agents de scellement de 1986, on a assisté à une émergence de faits nouveaux concernant l'épidémiologie de la carie, ces caractéristiques cliniques, les seuils probables de reminéralisation d'une lésion carieuse, les techniques de diagnostic et les différentes options de traitement conservateur. Toute cette information a eu comme résultat de créer un climat d'incertitude. A cette époque les critères décisionnels pour le scellement dentaire, suggérés dans le guide de pratique et enseignés dans les universités, n'étaient pas assez explicites et rigoureux et ont entraîné diverses croyances, mythes ou préjugés à l'égard des agents de scellement.

Un des préjugés les plus fréquemment cités est la crainte de sceller une carie qui puisse progresser. Quelques chercheurs22-29 se sont intéressés au danger de progression d'une lésion carieuse débutante (dans l'émail) et ont pu démontrer qu'il n'existe aucune évolution de la carie sur les dents dont l'agent de scellement est encore intact après 1 an, 2 ans, 5 ans et même 6 ans. Mertz-Fairhurst, Schuster et al.28 ont même suggéré qu'il est possible d'arrêter le processus carieux d'une lésion ayant légèrement dépassé la jonction énamo-dentinaire par l'application d'un agent de scellement.

La nécessité éventuelle d'obturer les faces proximales d'une dent scellée est aussi un mythe qui a engendré une fréquente remise en question de la pertinence des agents de scellement. Les études épidémiologiques chez les enfants du Québec montrent pourtant que la carie des faces lisses est très peu prévalante en comparaison à la carie de puits et fissures : 10 % à 30 % contre 70 % à 90 % respectivement13.

La possibilité que le mordançage puisse diminuer la résistance de l'émail à l'attaque carieuse est le troisième mythe véhiculé. Selon Silverstone30 de même que Albert et al.31, l'émail mordancé reprend son apparence et sa solubilité normale après 2 à 3 jours. Le risque d'attaque par la carie n'est donc pas affecté, même s'il y avait perte ou fracture de l'agent de scellement. La recommandation qui dit qu'un agent de scellement devrait être appliqué dans les quatre années suivant l'éruption de la dent, sous prétexte qu'une dent encore saine après cette période d'exposition n'est plus vraiment à risque de carie, a aussi fait l'objet d'études. Celles-ci32-34 ont pu démentir cette affirmation en établissant que la carie de puits et fissures se poursuit également durant l'adolescence de même qu'à l'âge adulte.

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Ill. 2 : Critères décisionnels du guide d'intervention pour les agents de scellement de 1995

Ces différentes interrogations et préoccupations à l'égard des agents de scellement ont motivé la création du guide de pratique de 1995 (Ill. 2) : il s'agit d'une mise à jour ou d'un raffinement du guide de 1986, mais est toutefois complémentaire à ce premier. On peut y noter quelques changements apportés dans les critères décisionnels. En effet, en 1995, l'évaluation du risque potentiel de carie devient une considération fondamentale dans le choix de scellement, et ce, à deux niveaux principaux : celui de l'individu et celui de la dent. De plus, dans cette nouvelle version, on recommande et insiste tout particulièrement sur le fait qu'on puisse sceller une carie d'émail et entraîner ainsi l'arrêt de la lésion et non pas sa progression. On parle alors d'agent de scellement thérapeutique. On suggère également de restaurer la carie de dentine de façon conservatrice, par exemple, par des restaurations de type RCRC. L'importance qu'on accordait à l'atteinte des surfaces proximales a aussi diminué puisque de nouveaux matériaux, qui permettent de traiter les surfaces proximales et occlusales indépendamment les unes des autres, font maintenant partie des matériaux restaurateurs qui sont disponibles sur le marché. Finalement, il y est bien précisé que l'âge post-éruptif de la dent n'est plus utilisé officiellement comme critère décisionnel de scellement, et ce, basé sur des données cliniques et épidémiologiques.

Chez les dentistes utilisateurs de cette mesure préventive, on retrouve même une variation dans les propositions de scellement. Cette variation s'exprime, ici, plutôt en termes de fréquence d'utilisation. Jusqu'à quel point doit-on sceller? Certains dentistes décident de sceller après avoir évalué le risque potentiel de carie du patient, alors que d'autres scellent toutes les fissures rétentives peu importe l'âge du patient et son historique de carie. Pour eux, il s'agit d'une approche préventive dont tous les patients peuvent bénéficier21. Les études sur le rapport coût/avantage des agents de scellement suggèrent, au contraire, de cibler cette intervention aux sujets les plus susceptibles à la carie35.

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Des expériences cliniques différentes

Cette variation peut aussi s'expliquer par de mauvaises expériences cliniques vécues. Ces expériences ont pu provoquer chez les professionnels dentaires une remise en question de l'efficacité des agents de scellement, de leur rétention de même que de leur durabilité comparativement aux amalgames. Plusieurs préjugés, mythes ou croyances à l'égard des agents de scellement de puits et fissures y sont encore une fois nés, ayant pour résultat de répartir la population de dentistes entre les utilisateurs réguliers et les utilisateurs occasionnels.

Un des principaux préjugés vient du fait que l'on mesure, depuis quelques années, le succès ou l'efficacité des agents de scellement par leur rétention à long terme, plutôt que par leur capacité d'inhibition de la carie. Lors de la mise en marché des agents de scellement de la première génération (ultraviolet), de nombreux dentistes ont vécu de mauvaises expériences cliniques reliées à leur faible taux de rétention. Même si les agents de scellement de deuxième et troisième générations ont démontré une nette amélioration de leur rétention à long terme, des affirmations comme «Ça ne vaut pas la peine de poser des agents de scellement, car ça ne fait que tomber» sont encore véhiculées.

L'efficacité des agents de scellement a souvent été comparée à celle de l'amalgame. Ce type d'évaluation est cependant discutable, selon Kandelman36, puisque les agents de scellement constituent une mesure préventive, alors que les amalgames correspondent à une technique de restauration. Le scellement a comme avantage de conserver l'intégrité de la structure dentaire, comparativement à la restauration en amalgame qui est une intervention curative nécessitant l'ablation d'une partie des tissus de la dent. Néanmoins, Ripa18 rapporte qu'environ 60 % des agents de scellement (deuxième génération) étudiés présentaient toujours une rétention complète après 7 à 10 ans, alors que la durée de vie de l'amalgame dentaire se situe, selon certains auteurs37,38, entre 5 et 10 ans pour 50 % des amalgames étudiés et pour d'autres à une durée de vie médiane estimée entre 10 et 14 ans39. Ces résultats sur l'amalgame proviennent d'anciennes études; or il est important de souligner que les nouveaux amalgames dentaires mis sur le marché pourraient avoir une meilleure longévité reliée à leurs propriétés améliorées.

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Faut-il traiter ou s'abstenir?

L'abstention de traitement peut susciter un sentiment d'inconfort qui varie d'un dentiste à l'autre et peut influer sur les différents choix d'interventions. Autrement dit, certains dentistes sont tout à fait à l'aise de laisser des caries débutantes sous observation, alors que d'autres ne peuvent tolérer de laisser dans la nature des patients en situation de déminéralisation-reminéralisation. Cet inconfort occasionné par l'abstention de traitement s'explique principalement par la peur qu'une carie puisse progresser rapidement, pouvant ainsi engendrer un mécontentement du patient, voire même une poursuite judiciaire. Selon Bader40, un dentiste qui possède une faible capacité à gérer un tel sentiment serait plus porté à recommander une restauration lorsqu'une dent présente un doute de carie. En d'autres termes, la tentation de restaurer vient plutôt du fait que ce comportement permet d'éviter, tout simplement, l'anxiété associée à une intervention non curative. En fait, une attitude logique par rapport au dicton «Dans le doute, on obture» qui nous a toujours été enseigné et qui s'est d'ailleurs répandu à travers la profession.

Plusieurs autres facteurs pourraient aussi influencer le comportement du dentiste quand il s'agit de faire un choix d'intervention. On peut supposer qu'un dentiste qui a plus de temps à consacrer à ses patients serait plus confortable de s'abstenir de restaurer, puisqu'il aurait pris le temps de leur expliquer les avantages et les inconvénients de la procédure. Le sentiment d'incomfort engendré par l'abstention de traitement pourrait être apaisé par l'expérience et une clientèle bien établie. De plus, il ne faut pas oublier que la décision de recommander l'application d'un agent de scellement se prend souvent dans des situations où le diagnostic de la carie est douteux; ce qui fondamentalement fait référence à la capacité de gérer ce sentiment. Le besoin de s'identifier au genre de pratique des autres dentistes, par sentiment de sécurité, est un troisième facteur qui peut aussi nuire à la remise en question des traditions.

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Conclusion

La variation inter-dentistes sur le scellement dentaire s'explique en partie par les différentes connaissances des professionnels sur l'efficacité et les indications des agents de scellement, les expériences cliniques qui diffèrent et la capacité de gérer le sentiment d'inconfort associé à l'abstention de traitement. Cette situation laisse place à d'autres études et recherches. Dans un premier temps, il convient d'évaluer la possibilité d'implanter des guides d'intervention comme solution potentielle efficace à la variation qui prévaut présentement chez les dentistes. Deuxièmement, il faut effectuer des études pouvant permettre de raffiner les critères de diagnostic de la carie, de manière à augmenter la concordance entre les dentistes quant à la présence et au stade d'évolution de la carie. Finalement, il faut entreprendre des recherches sur un aspect de la dentisterie, encore peu développé, qui concerne les différents facteurs pouvant influencer ou motiver le comportement préventif des professionnels de la santé buccale.

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Le Dr Chantal Galarneau est étudiante au doctorat en santé publique et agent de recherche au Gris, Faculté de médecine, Université de Montréal.

Le Dr Jean-Marc Brodeur est professeur titulaire au Département de médecine sociale et préventive et chercheur au Gris, Faculté de médecine, Université de Montréal.

Demandes de tirés à part : Dr Chantal Galarneau, Faculté de médecine, Université de Montréal, C.P. 6128, succursale Centre-Ville, Montréal (Québec) H3C 3J7.

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