La dentisterie fondée sur les faits : Partie I. Se préparer

Susan E. Sutherland, DDS •

Sommaire

Cet article est le premier d’une série de 6 portant sur les méthodes de la dentisterie fondée sur les faits. Pour exercer une dentisterie fondée sur les faits, les dentistes doivent être capables de poser une question claire, de trouver efficacement les meilleurs faits qui soient, d’évaluer ces faits de façon méthodique et, dans la mesure où cela est pertinent et plausible, d’appliquer les résultats de leur évaluation à leur cabinet. Nous examinerons ici comment il est possible de formuler une question clinique à l’aide d’éléments clés. À cette fin, nous nous servirons, à titre d’exemple, des questions que les cabinets dentaires se posent le plus souvent chaque jour.

Mots clés MeSH : dentistry; evidence-based medicine

© J Can Dent Assoc 2001; 67:204-6 
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.


Les praticiens dentistes font face à un véritable défi : se tenir au courant des progrès réalisés en dentisterie et traiter des patients aux exigences et aux besoins parti culiers. Chaque jour, nous recevons une multitude de renseignements sur des techniques, des tests, des procédures, des matériaux ou des produits nouveaux. Bien que nous souhaitions nous tenir à l’affût de toutes ces nouveautés, il nous arrive souvent de douter de la prétendue supériorité de ces nouveaux traitements ou produits. De plus, malgré le fait que nos compétences augmentent avec l’expérience que nous acquérons dans la pratique clinique, il est prouvé, dans la médecine du moins, que les compétences et l’efficacité dans certains domaines commencent à se détériorer à l’instant où les médecins quittent l’université1. C’est ce que l’on appelle «le déclin de la compétence clinique»1. Dans notre profession, de nombreux dentistes continuent de recourir aux mêmes traitements et aux mêmes techniques qu’ils ont appris à l’université et qui, à l’époque, donnaient les meilleurs résultats. Le problème est le suivant : quand peut-on savoir que les nouveaux régimes thérapeutiques sont meilleurs que les traitements cliniques actuels? Trouver le temps d’acquérir les connaissances nécessaires pour répondre à cette question est souvent pratiquement impossible.

Pour rendre la situation encore plus compliquée, le monde dans lequel nous apprenons et exerçons la dentisterie évolue à un rythme fulgurant. L’explosion de l’information et le mouvement consumériste — deux phénomènes dont l’impact trouve sa force dans l’évolution extraordinaire de l’Internet — s’unissent afin de modifier le fonctionnement de toute entreprise, dont les soins de santé, dans un avenir très rapproché.

La relation patient-clinicien évolue. Les patients deviennent des partenaires dans le processus décisionnel, non seulement au sein du cabinet, où des décisions sont prises concernant les soins prodigués à chacun, mais aussi sur le plan politique et financier, où l’avis des consommateurs prend de plus en plus de valeur. Les patients se présentent maintenant à leur rendez-vous avec des renseignements obtenus de l’Internet, dont certains peuvent être inconnus du dentiste.

Lorsque nombre d’entre nous étaient étudiants, nos principales sources d’information étaient nos enseignants, nos livres de cours et, de temps à autre, des articles de revues. Peu d’entre nous qui étaient inscrits à un programme de premier cycle en dentisterie avaient déjà fait une recherche documentaire — utiliser l’Index Medicus était plus que fastidieux. Les enseignants universitaires et cliniques sont encore aujourd’hui les sources de renseignements les plus utilisées et les plus influentes; ce sont les méthodes avec lesquelles l’information est transmise qui changent. La tendance est de plus en plus à l’enseignement cybernétique et à l’apprentissage interactif sur ordinateur. Nombreuses sont les universités qui favorisent l’élaboration de «didacticiels» dans toutes les matières, tant pour l’enseignement à distance que pour enrichir les cours actuels d’un volet cybernétique. Bien qu’ils demeurent essentiels à l’acquisition d’une connaissance générale de l’information «acquise», les livres de cours comportent d’importantes lacunes, particulièrement dans les domaines en constante évolution, où l’information, aussitôt publiée, peut longtemps être désuète.

Le rôle de la dentisterie fondée sur les faits

Le terme «dentisterie fondée sur les faits» est beaucoup uti lisé de nos jours, parfois à tort. On l’emploie pour signifier une variété de pratiques, promouvoir de nouvelles technologies et de nouveaux produits, et exprimer un point de vue en s’appuyant sur des faits. Cependant, la vraie définition de l’exercice fondé sur les faits, «l’utilisation consciencieuse, explicite et judicieuse des meilleurs faits qui soient pour décider des soins à prodiguer à chacun des patients»2, suppose que le but premier et l’utilisation la plus efficace de la dentisterie fondée sur les faits sont «d’inciter le dentiste ordinaire, celui qui dispense des soins primaires, à rechercher les faits disponibles et à s’en inspirer afin de s’en servir pour régler les problèmes de tous les jours.»3 Pour y parvenir, de nombreux dentistes ont besoin d’acquérir certaines connaissances qui ne leur ont pas été enseignées dans la plupart des programmes de premier cycle.

Un article publié antérieurement sur la dentisterie fondée sur les faits4 souligne certains obstacles auxquels se heurte l’utilisation, dans les cabinets dentaires, d’une approche fondée sur les faits. Parmi ceux-ci figurent l’absence de connaissances pertinentes chez les dentistes lorsqu’il est question de formuler des questions claires, d’effectuer des recherches électroniques efficaces et d’évaluer la littérature, l’absence de bonnes études cliniques sous forme d’essais randomisés bien conçus et la crainte ou la méfiance des dentistes quant à l’utilisation des faits, surtout par les tiers payeurs et les organismes de réglementation. Cette série, dans laquelle nous étudierons comment formuler une question claire relativement au pro blème d’un patient, trouver les faits rapidement et efficacement, et en évaluer la véracité et l’utilité, vise à permettre aux dentistes de surmonter le premier obstacle. Alors qu’un nombre plus élevé de praticiens dentistes apprendront à se familiariser avec la dentisterie fondée sur les faits et finiront par adopter cette méthode, les autres obstacles s’élimineront d’eux-mêmes. C’est alors que nous pourrons déterminer plus facilement les questions et les résultats convenant le mieux aux patients, de même que les secteurs marqués par l’absence de bonnes études cliniques, et ainsi prévoir des activités de recherche significatives. À mesure que les dentistes apprendront à mieux évaluer et utiliser les faits tirés de la recherche, ils craindront moins l’information abusive venant de toutes parts.

Les principes de la dentisterie fondée sur les faits — trouver les meilleures données qui soient rapidement et chaque fois que c’est nécessaire, et en évaluer la qualité et la pertinence — vous aideront à utiliser les faits tirés de la recherche pour résoudre les problèmes cliniques de tous les jours.

L’utilisation des méthodes fondées sur les faits

Formuler d’abord une question claire

Aussi évident que cela puisse paraître, la première étape (et souvent le premier obstacle également) visant à trouver des réponses aux problèmes cliniques est de formuler une question claire et bien ciblée — une question pertinente, qui vous aidera à effectuer une recherche rapide et efficace.

À quel moment nous posons-nous ces questions? Chaque jour, les traitements que nous prodiguons à nos patients nous amènent à nous poser d’importantes questions d’ordre cli nique. Ces questions servent souvent à déterminer une thérapie (quelle technique est la plus fiable, quel matériel est supérieur, quel médicament devrais-je prescrire?), un diagnostic (ce test est-il précis et fiable?), un pronostic (comment la maladie chez ce patient sera appelée à évoluer d’une année à l’autre, quelle est la durée probable de cette restauration?) ou un lien de causalité (quelle est l’étiologie de cette maladie, ce traitement est-il dommageable?)5.

La plupart du temps, la première question est trop générale. La première étape consiste à limiter la question en déterminant les éléments les plus importants afin d’y répondre rapidement6. Vous pouvez tenter de répondre aux points moins importants lors de vos moments de détente ou, fort probablement, lorsqu’il vous sera vraiment nécessaire d’y répondre plus tard.

Pour bien réfléchir à une question, il faut se servir d’un cadre7 afin d’identifier le patient ou la population (les adultes, par exemple) et de déterminer le problème ou la maladie présentant un intérêt (le tabagisme, par exemple), l’exposition à un facteur de risque ou le test ou le traitement à suivre (services de désaccoutumance au tabac, SDT, offerts par le cabinet dentaire), le test ou le traitement de comparaison, s’il y a lieu (pas de consultation), ainsi que le résultat précis (désaccoutumance au tabac chez le patient). Dans l’exemple qui suit, ces éléments sont intégrés à la question : «Les SDT aideraient-ils mes patients adultes qui fument à cesser de fumer?» (question servant à déterminer la thérapie). Il est à noter que cette question ne permet pas de répondre directement à d’autres questions s’y rapportant, comme «Quelles sont les séquelles buccales du tabagisme?» (question servant à déterminer le lien de causalité) ou «En quoi le fait d’avoir cessé de fumer dimi nuera le risque de cancer chez mon patient qui avait l’habitude de fumer 30 paquets par année?» (question servant à déterminer le pronostic) ou encore «Quelles seront les conséquences financières de la mise en oeuvre de ce programme au sein de mon cabinet?» (question menant à une analyse économique).

Lorsque vous déterminez chacun des principaux éléments de la question, cherchez à être le plus précis possible. Par exemple, lorsqu’il s’agit de définir la population cible, demandez-vous si vous désirez obtenir des renseignements sur tous les patients ou seulement les enfants, les adultes ou les personnes âgées. Désirez-vous connaître toutes les phases et les causes de la maladie? Les résultats vous seraient-ils utiles si l’étude se déroulait dans un établissement spécialisé, comme un hôpital ou une université, plutôt que dans un cabinet privé? En procédant de cette manière, il vous sera plus facile de restreindre votre recherche électronique et d’éviter la recherche non pertinente. Vous trouverez au tableau 1 les éléments d’une question clinique bien définie et au tableau 2 des exemples de questions posées dans les cabinets dentaires.

Trouver, évaluer et utiliser les faits

Pour répondre à une question clinique, il importe de trouver, d’évaluer et d’utiliser les faits. Dans les articles qui suivront, nous aborderons l’utilisation de MEDLINE pour effectuer des recherches efficaces (partie II), l’utilisation de l’Internet pour trouver les faits (partie III), la méthode de recherche la plus courante (partie IV) et les concepts et outils de l’évaluation critique (parties V et VI).

Conclusion

Tous les dentistes doivent perfectionner leurs compétences en matière de dentisterie fondée sur les faits. Il leur suffit d’avoir un ordinateur, d’être branchés sur Internet et de vouloir surmonter, d’une manière nouvelle et excitante, les défis que comporte l’exercice de la profession dentaire. Non seulement peuvent-ils ainsi arrêter le «déclin de la compétence clinique», mais ils peuvent aussi certainement le faire régresser.


Le Dr Sutherland est membre de la faculté à temps plein du Département de la dentisterie, au Centre des sciences de la santé du Collège Sunnybrook et des femmes, à Toronto.

Écrire au : Dr S.E. Sutherland, Département de la dentisterie, Centre des sciences de la santé du Collège Sunnybrook et des femmes, H126-2075, avenue Bayview, Toronto, ON M4N 3M5. Courriel : susan.sutherland@swchsc.on.ca

Les vues exprimées sont celles de l’auteure et ne reflètent pas nécessairement les opinions et les politiques officielles de l’Association dentaire canadienne.


Références

1. Sackett D, Haynes R, Guyatt G, Tugwell P. Clinical epidemiology: a basic science for clinical medicine. 2nd ed. Boston: Little, Brown and Company; 1991.

2. Sackett DL, Rosenberg WM, Gray JA, Haynes RB, Richardson WS. Evidence based medicine: what it is and what it isn’t. BMJ 1996; 312(7023):71-2.

3. Richards D, Lawrence A. Evidence based dentistry. Br Dent J 1995; 179(7):270-3.

4. Sutherland SE. Les assises de la dentisterie fondée sur les faits. J Can Dent Assoc 2000; 66(5):241-4.

5. Oxman AD, Sackett DL, Guyatt GH. Users’ guides to the medical literature. I. How to get started. The Evidence-Based Medicine Working Group. JAMA 1993; 270(17):2093-5.

6. Sackett D, Richardson W, Rosenberg W, Haynes R. Evidence-based medicine: how to practice and teach EBM. London: Churchill Livingstone; 1997.

7. Richardson WS, Wilson MC, Nishikawa J, Hayward RS. The well-built clinical question: a key to evidence-based decisions. ACP J Club 1995; 123(3):A12-3.