La place de la nutrition dans la formation et la pratique dentaires

Monique Julien, M.Sc., MPH, Dr.Ph. •

Mots clés MeSH : dental care; education, dental; nutrition

© J Can Dent Assoc 2000; 66:97-9


La plupart des espèces animales, y compris l’homme, se servent de leurs dents pour déchiqueter et broyer leur nourriture, contribuant ainsi à la croissance et à la santé de leur organisme. Il est donc important de s’alimenter sainement si l’on veut assurer le développement et le bon fonctionnement de l’appareil masticateur. Se situant au carrefour de l’alimentation, la pratique de la dentisterie, médecine de la bouche, oblige les dentistes à se préoccuper de l’alimentation de leurs patients.

La nutrition dans le contexte de santé

Au début du XXe siècle, le choix restreint des aliments limitait le risque de mauvais choix. La principale préoccupation était de manger à sa faim. À cette époque, la mauvaise hygiène favorisait l’apparition des maladies infectieuses responsables de la plupart des décès. On allait peu chez le dentiste sinon parce qu’on avait très mal aux dents, la carie ou l’infection gingivale s’étant répandue. Le dentiste obturait parfois, extrayait souvent, d’où le taux d’édentation élevé chez les personnes nées avant la fin de la Seconde Guerre mondiale1.

En ce début de siècle, nous avons à notre disposition une quantité presque illimitée de denrées de toute provenance, ayant subi diverses transformations. Cette vaste sélection d’aliments peut contribuer à éviter les maladies de carence, mais elle multiplie aussi les risques de mauvais choix et de surconsommation. On meurt rarement aujourd’hui de maladies infectieuses, mais bien plutôt de maladies chroniques dont l’apparition n’est pas sans relation avec l’obésité croissante au sein des populations concernées. Bien que les aînés soient moins édentés, plusieurs groupes présentent un taux élevé de caries en dépit de l’amélioration de l’hygiène buccale et de la présence accrue de fluor dans l’environnement2. D’autres conditions buccales dont l’incidence et le traitement sont reliés à l’alimentation (maladies parodontales, malocclusions, cancers, etc.) persistent ou tendent à augmenter parallèlement au vieillissement de la population3.

Non seulement les aliments disponibles ont-ils été multipliés, mais nos connaissances sur les effets de l’alimentation sur la santé en général, et sur la santé dentaire en particulier, se sont accrues considérablement. Le nombre de périodiques axés sur la nutrition a explosé, et il ne se passe pas un seul jour sans que les grands quotidiens eux-mêmes ne présentent les dernières découvertes concernant l’alimentation et la santé ou ne publient des articles, voire des dossiers complets, sur le sujet. Le succès des suppléments alimentaires, des aliments miracles et des recettes «santé» témoignent de l’intérêt grandissant de la population pour une saine alimentation, gage non plus seulement de survie, mais de longue vie, en bonne santé. La surabondance d’informations créant une certaine confusion, nous devons maintenant être plus informés pour sélectionner judicieusement nos aliments.

Comment les consommateurs peuvent-ils séparer «le bon grain de l’ivraie»? La majorité de ceux qui souhaitent clarifier des points demeurés obscurs à la suite de lectures, d’émissions sur la santé ou de conversations avec leurs proches et amis s’adressent aux professionnels (médecins, infirmières, dentistes et thérapeutes) qu’ils consultent le plus régulièrement4 — soit à l’occasion de visites de routine, soit lorsqu’ils ont des problèmes de santé qui n’ont pas forcément de lien avec le renseignement recherché. Selon les résultats d’une étude menée auprès des dentistes de Mansfield, Pennsylvanie5, l’intérêt des patients pour la nutrition est manifeste : 78 % des dentistes interrogés ont indiqué être questionnés à ce sujet, et 64 % estiment que leurs patients devraient pouvoir accéder à un service de counseling nutritionnel chez leur dentiste. Toutefois, 81 % des praticiens ne proposaient pas ce type de services, 57 % jugeaient ne pas avoir acquis les compétences nutritionnelles nécessaires pendant leur formation, et 19 % seulement avaient déjà consulté une diététiste pour obtenir un conseil au sujet d’un patient.

Le Dr Slavkin, directeur du National Institute of Dental and Craniofacial Research aux États-Unis, exhortait récemment les dentistes à participer davantage à la promotion de la santé globale de leurs patients6. Indépendamment de leur crédibilité, les dentistes occupent selon lui une position stratégique qui leur permet de rejoindre régulièrement un grand nombre de personnes. Par ailleurs, les visites d’une certaine durée étant planifiées et moins associées à des états de crise que dans le cas des médecins, il est évident que les dentistes peuvent plus facilement jouer un rôle en matière de prévention et de promotion de la santé grâce au counseling, à l’éducation, à la discussion et à la motivation6. Commentant cette prise de position, le Dr Gilbert déplorait quant à lui l’importance accordée à la fonction de restauration — qui représente 20 % de la formation —, au détriment du reste qui fait pourtant toute la différence entre un docteur et un technicien7. Selon lui, les dentistes doivent se préoccuper de l’alimentation de leurs patients. Or, peu s’en soucient même si l’on sait qu’une personne bien nourrie guérit mieux et risque moins de succomber à une infection secondaire. L’Office dentaire de l’État de New-York, ainsi que de nombreux assureurs traitant de cas de négligence professionnelle, partagent cet avis. Entièrement d’accord avec son collègue, le Dr Slavkin ajoute que les dentistes, entraînés par leur formation à évaluer l’alimentation de leurs patients et les conseiller à ce sujet, peuvent diagnostiquer l’état de santé d’un patient par un simple examen de la bouche et des tissus buccaux, associé à des tests en laboratoire8.


La formation requise pour intervenir à bon escient

Comme tous les autres professionnels de la santé appelés à intervenir en nutrition occasionnellement, les dentistes qui souhaitent aider leurs patients à mieux se nourrir sans usurper la fonction de diététiste doivent posséder les compétences nécessaires en la matière et connaître les mécanismes grâce auxquels nous utilisons physiologiquement les nutriments, ainsi que les fonctions de ces nutriments dans l’organisme.

À cet égard, les programmes les plus complets9-11 offrent dès la première année un cours de nutrition fondamentale précédé, ou accompagné, de cours de biochimie et de physiologie. À ces notions de base, qui comprennent les besoins nutritionnels reliés aux diverses étapes de la vie, s’ajoutent 15 à 20 heures axées plus précisément sur les relations des nutriments et aliments dans la prévention et le traitement des pathologies dentaires. Cette formation théorique est suivie par un apprentissage du counseling nutritionnel passant par l’évaluation de l’alimentation de chacun puis, parfois, par celle des écoliers du voisinage et par des exercices sur des cas cliniques. De façon générale, cet enseignement est dispensé par des diététistes, ceux-ci connaissant bien les méthodes d’évaluation nutritionnelle, le counseling diététique personnalisé et les approches de modification comportementale. Il faut avoir suivi ces cours pour commencer la formation clinique. Par la suite, le futur dentiste est invité pendant tout le temps où il est en contact direct avec des patients à améliorer ses habiletés de counseling en réalisant, sous la surveillance étroite d’une équipe dentiste/diététiste, un certain nombre d’évaluations nutritionnelles auprès de patients présentant diverses pathologies dentaires. En effet, il en va du counseling nutritionnel comme de la dentisterie : l’habileté croît avec la pratique. L’intégration du counseling nutritionnel en tant qu’intervention de routine10 constitue souvent le maillon faible de la formation des dentistes. Vite oubliée, la théorie apprise en première année se révèle insuffisante si elle n’est pas en permanence appliquée à des cas concrets, et le jeune dentiste se sent alors incapable d’intégrer le counseling nutritionnel à sa pratique quotidienne. La bouche étant le seul organe en contact direct avec les aliments et où on peut observer un effet local sur les tissus, on ne peut que déplorer que trop peu de dentistes tiennent compte de l’alimentation de leurs patients.


Application du counseling nutritionnel à la pratique dentaire

L’effet systémique de l’alimentation étant capital au moment de la formation des dents, la première intervention des dentistes se situe auprès des femmes enceintes, ceux-ci s’assurant que la future mère absorbe les protéines, les vitamines, le calcium et le phosphore nécessaires au développement de bourgeons sains. Leur intervention, qui amorcera ou renforcera les démarches des autres intervenants qui suivent la grossesse, préconisera l’allaitement maternel, moyen idéal d’assurer le développement des maxillaires et d’éviter le risque de caries précoces et extensives12. Si la femme a choisi de nourrir autrement son enfant, le dentiste a tout intérêt à la conseiller sur les moyens d’éviter les conséquences fâcheuses de la carie. Ainsi, l’enfant peut utiliser un gobelet d’entraînement au lieu d’un biberon dès l’âge de six mois, ce qui réduit la durée du contact des dents avec les boissons. Les dentistes doivent continuer à prodiguer leurs conseils après l’apparition des dents afin de faciliter l’acquisition d’habitudes alimentaires qui tiennent compte de l’effet des aliments sur les dents et permettent le maintien en santé de l’appareil masticateur. Sur le plan de la santé dentaire des jeunes, l’un des investissements les plus efficaces consiste à guider les parents dans le choix des meilleurs aliments à donner à leurs enfants et partager avec eux les connaissances nécessaires à leur saine gestion pour éviter l’accumulation de plaque. Habitués à bien s’alimenter dès leur plus jeune âge, les enfants risquent moins de subir l’ablation précoce de dents primaires et auront moins tendance à avoir des caries à l’adolescence.

Passées les premières années de vie, et grâce aux dentistes ayant réussi à convaincre une forte proportion de personnes à consulter de façon préventive une ou deux fois par an, le dentiste est le professionnel de la santé que l’on voit le plus régulièrement tant que l’on est en santé. Il est donc logique que celui-ci continue à s’intéresser à l’alimentation de ses patients, particulièrement lorsque ces derniers modifient, pour toutes sortes de raisons (changement de niveau scolaire, adolescence, changement d’état matrimonial, perte d’un conjoint, etc.) leurs habitudes de vie. Par ailleurs, il est important de vérifier l’alimentation de tous les patients dont l’état dentaire se détériore. Une analyse de la diète, jumelée à un questionnaire, donnera les indications les plus exactes quant à la nature des aliments et aux quantités consommées. C’est aussi la meilleure façon de faire ressortir les modèles de consommation qu’il convient d’analyser et d’interpréter dans le contexte précis de la santé dentaire.

Dès la première visite, l’analyse du régime alimentaire permet un diagnostic plus fiable de l’état de la santé buccale et une meilleure évaluation des chances de succès des traitements (capacité des tissus à se régénérer, à supporter le contact d’une prothèse ou à combattre une infection). Il arrive que cette analyse révèle des habitudes alimentaires qui ne semblent pas, à première vue, nuire à l’appareil masticateur, mais qui sont néanmoins nocifs pour la santé (sous-alimentation, surconsommation de matières grasses, absence de fibres, alimentation molle, surconsommation de prêt-à-manger sans grande valeur nutritive). Même si le dentiste ne peut assurer un service complet de consultation nutritionnelle, il est important qu’il mette en garde ses patients qui ont un problème, qu’il leur donne des conseils et les réfère aux professionnels appropriés. Lorsque des problèmes alimentaires ou médicaux décelés font déjà l’objet d’un suivi professionnel, son intervention motivera le patient et l’incitera à persévérer. L’apport d’une source digne de foi est loin d’être négligeable lorsqu’il s’agit d’adopter des comportements devant s’intégrer à des habitudes de vie à long terme.

La nutrition ne joue pas uniquement un rôle préventif en rapport avec la formation de la plaque et l’apparition de caries. En effet, une alimentation équilibrée et des habitudes de consommation appropriées créent un environnement plus propice à la reminéralisation et à l’ossification, tout en augmentant la résistance à l’infection et en facilitant la cicatrisation. Ces conditions sont souhaitables pour la réduction de la carie et des affections parodontales, mais aussi pour toute intervention chirurgicale nécessitant la déchirure de tissus buccaux (extraction, pose de couronnes ou d’implants, chirurgie orthognatique, etc.). L’importance d’une démarche nutritionnelle harmonisée avec les autres professionnels de la santé croît lorsqu’il y a malnutrition ou présence de maladies chroniques ou débilitantes, comme c’est fréquemment le cas chez les personnes âgées, chez celles qui proviennent de milieux défavorisés, chez les sidatiques et chez les toxicomanes.

Les prothèses remplaçant des dents naturelles doivent être posées sur des tissus sains, et l’alimentation doit continuer à fournir tous les éléments nutritifs. Il peut être pertinent de s’assurer que les mauvaises habitudes alimentaires rapportées ne sont pas imputées, à tort, au port des prothèses. En effet, il se peut que ces habitudes aient déjà été présentes ou bien qu’elles aient été la cause, et non la conséquence, de la perte des dents. Enfin, il est indispensable de surveiller l’hydratation des patients, souvent âgés et grands consommateurs de médicaments, si l’on veut assurer le confort des prothèses et éviter le risque de blessures pouvant, à leur tour, influencer les habitudes alimentaires.

Les dentistes qui ne s’estiment pas suffisamment compétents ne doivent pas hésiter à conseiller à leurs patients de consulter un diététiste ou autre professionnel de la santé pour leur assurer un traitement complet et de qualité. Personne ne s’attend par exemple à ce qu’un dentiste ayant décelé une tendance anorexique chez une jeune patiente et devant réparer les dents déjà érodées traite lui-même sa patiente anorexique. En revanche, le diagnostic précoce de cette pathologie est important, et le dentiste doit aviser les parents, l’infirmière scolaire ou le médecin. Après avoir informé sa patiente de l’importance d’une saine alimentation et du danger de la régurgitation acide sur ses dents, son action se limitera à un rôle important de support dans la thérapie entreprise avec les autres partenaires de la santé.

Un technicien habile peut reconstruire une dentition et en assurer la qualité esthétique, mais seul un médecin de la bouche peut véritablement améliorer l’état de santé dentaire d’un patient. Les soins esthétiques du technicien n’ont pas forcément d’impact sur la santé, tandis que les soins dentaires devraient en avoir. À ce titre, l’évaluation nutritionnelle, procédure non invasive reconnue par la profession comme sans risque de complications et profitable au patient, ne saurait être exclue de la pratique des dentistes, médecin de la bouche du XXIe siècle. Les patients de demain sont en droit de s’y attendre.


Le Dr Julien est professeure titulaire et responsable de la nutrition, Département de la santé buccale, Faculté de médecine dentaire, Université de Montréal.

Écrire au : Dr Monique Julien, Département de santé buccale, Faculté de médecine dentaire, Université de Montréal, C.P. 6128, Succursale Centre-Ville, Montréal, QC H3C 3J7

Les vues exprimées sont celles de l’auteure et ne reflètent pas nécessairement les opinions et les politiques officielles de l’Association dentaire canadienne.


Références

1. Brodeur JM, Benigeri M, Naccache H, Olivier M, Payette M. Évolution de l’édentation au Québec entre 1980 et 1993. J Can Dent Assoc 1996; 62:159-60, 162-6.

2. Payette M, Plante R, L’Heureux JB, Lepage Y. Enquête sur la santé dentaire des jeunes québécois de 7 à 17 ans, 1989-1990. Rapport final. Le Centre de coordination de santé communautaire. Association des hôpitaux du Québec. 1991.

3. Brodeur JM, Payette M, Olivier M, Chabot D, Benigeri M, Williamson S. Étude 1994-1995 sur la santé bucco-dentaire des adultes québécois de 35 à 44 ans. Ministère de la Santé et des Services sociaux, Direction des Communications, 1998.

4. Hiddink GJ, Hautvast JG, van Woerkum CM, Fieren CJ, van’t Hof MA. Consumers’ expectations about nutrition guidance : the importance of primary care physicians. Am J Clin Nutr 1997; 65(6 Suppl):1974S-1979S.

5. Stager SC, Levine AM. The need for nutritionists : a survey of dental practitioners. J Am Diet Assoc 1990; 90:100-2.

6. Slavkin HC. Placing health promotion into the context of our lives. J Am Dent Assoc 1998; 129:91-5.

7. Gilbert JW. That other 80 percent. [Letter] J Am Dent Assoc 1998; 129:406, 408.

8. Slavkin HC. [Author’s response to Dr. Gilbert.] J Am Dent Assoc 1998; 129:408, 410.

9. Craig JL. Nutrition education in the dental school at the University of Texas Health Science Center at San Antonio. J Dent Educ 1990; 54:506-9.

10. Faine MP. Nutrition in the dental curriculum: Seattle model. J Dent Educ 1990; 54:510-2.

11. Palmer CA. Applied nutrition in dental education; issues and challenges. J Dent Educ 1990; 54:513-8.

12. Moles D, Bedi R. Oral health of mothers and their babies. Carbohydrates (CHO) 1997; 8:1-3.