La dentisterie esthétique : s’agit-il vraiment de soins de santé?

Donald F. Mulcahy, DDS •

© J Can Dent Assoc 2000; 66:86-7


Ces dernières décennies, les matériaux et techniques de restauration se sont énormément améliorés. Un éventail impressionnant de possibilités existe désormais pour remédier aux défauts esthétiques de la dentition humaine. La science nouvelle est le catalyseur du progrès de toutes les professions de la santé. Les dentistes ont hâte d’offrir à leurs patients les toutes nouvelles techniques qui amélioreront l’apparence esthétique de leur dentition et la longévité des restaurations, tout en trouvant un moyen de survivre financièrement dans un marché hautement concurrentiel.

Maintenant que les restrictions cliniques des anciennes générations de matériaux restaurateurs sont pour la plupart surmontées, on insiste davantage sur l’importance de l’esthétisme dans les parties visibles de la cavité buccale. La dentisterie, de nécessité, a toujours été une profession vouée à la perfection; la quête du meilleur résultat biologique possible est un dénominateur commun chez les dentistes. Le plus beau fruit de nos efforts se résume en l’esthétisme de nos actes. Cette contrainte esthétique en dentisterie restauratrice, en plus des responsabilités biologiques qui s’y rattachent, fait partie du métier. Néanmoins, il semble aujourd’hui qu’on s’attarde trop sur l’aspect esthétique des restaurations majeures, même si l’apparence idéale a toujours fait partie intégrante de la dentisterie restauratrice. En outre, la pratique générale risque de se trouver à deux doigts d’un processus de fragmentation si la dentisterie esthétique venait à acquérir suffisamment d’élan pour se faire reconnaître comme une spécialité. Une telle suggestion serait bien sûr ridicule pour deux raisons : premièrement, la dentisterie esthétique s’insère de toute évidence dans le domaine de la pratique générale; deuxièmement, nous avons déjà des dentistes spécialisés en réhabilitation esthétique majeure — on les appelle des prosthodontistes. Si cette hypothèse sur l’avenir de la dentisterie esthétique paraît quelque peu tirée par les cheveux, peut-être voudrez-vous la réfuter. Qu’il en soit ainsi, mais il reste encore beaucoup à s’inquiéter. En profitant de la vanité humaine et de l’ignorance de la dentisterie — notamment des traitements dentaires moins coûteux et plus acceptables du point de vue biologique — la réhabilitation esthétique, telle qu’elle est vendue au public, représente le risque bien réel de surtraitement. Entre autres faits consternants, une attitude commerciale agressive et exagérée s’est développée parallèlement à la popularisation de la dentisterie esthétique.

On a depuis longtemps attribué au danger de surtraitement la surabondance de dentistes qui engorge certaines régions du pays — un résultat direct du manque de gestion du nombre de dentistes par rapport au nombre d’habitants. Dans un environnement aussi concurrentiel, il devient tentant d’explorer des sources de revenu qui pourraient contrevenir à l’éthique. Quant à l’avènement des attitudes à but purement lucratif, la popularité des cours de dentisterie esthétique et de gestion des affaires en dit beaucoup sur l’orientation que beaucoup de dentistes se voient prendre. On devrait trouver néfaste que certains conférenciers abordent ces deux sujets. De plus, la plupart de ces ambassadeurs qui exhortent les dentistes canadiens à augmenter leurs honoraires en vertu de critères totalement flous viennent des États-Unis.

Au risque de me faire accuser de dinosaure péremptoire, je me dois d’exprimer ma consternation devant la faible importance accordée au jugement éthique dans les principes élémentaires de gestion du cabinet. Il est clair que ce changement est lié à un fossé idéologique entre ma génération et celle des nouveaux diplômés. Cependant, le changement ne signifie pas forcément progrès, mais le changement bénéfique, oui. Il est faux en effet d’impliquer que la perte de préoccupation en matière d’éthique se traduit en un changement bénéfique. Ce qu’aujourd’hui nous entendons dans les présentations et lisons dans certaines revues est que tous les dentistes devraient augmenter leurs honoraires parce que les vedettes sportives reçoivent des salaires astronomiques et que certains conglomérats américains ont découvert qu’augmenter les prix peut en réalité accroître la demande pour votre produit. Si on se fie au sport, les dentistes ne sont pas forcément sous-estimés; ce serait plutôt les vedettes sportives qui sont nettement surpayées. Par comparaison au secteur de la santé comme la dentisterie, des restrictions éthiques bien moins contraignantes existent dans le secteur manufacturier, comme les ventes et la publicité. Un public réaliste réfuterait de tels exemples sous prétexte qu’ils n’ont aucun rapport avec la pratique dentaire. Cependant, le message est clair et concis : augmenter vos honoraires parce que ça rapporte gros. La pure subjectivité de ce scénario devrait suffire à convaincre les opposés aux guides d’honoraires du besoin de régir d’une façon ou d’une autre.

Il n’est pas rare de voir des dentistes utiliser des facettes ou des couronnes en porcelaine multiples dans des cas faisant clairement appel à l’orthodontie. Les praticiens peuvent bien revendiquer les avoir utilisées sous l’insistance de leur patient, mais quand l’étude de cas est publiée et la question de traitement différentiel n’est pas claire, les lecteurs sont libres d’assumer que le dentiste a prodigué ce qu’il croyait le plus approprié. Les cliniciens endurcis qui se livrent à ce genre d’odontotomies sur des patients naïfs, vaniteux ou mal informés sont entièrement responsables de ce qu’il advient du traitement — pas les patients. Les dentistes ont l’obligation ferme d’offrir, dans le meilleur intérêt du patient, le traitement le plus approprié. Ne pas le faire constitue une faute professionnelle. Même les résultats esthétiques de facettes multiples ne sont pas forcément l’idéal. La standardisation de l’esthétisme dentaire nie la variation humaine, entraînant ce qu’on appelle des dentitions «Chiclet» ou «Steinway». L’individualité est éliminée par les normes d’uniformité de Hollywood. Qui pourrait en effet expliquer le succès démesuré des individus ayant un diastème comme Lauren Hutton, Robert Morse ou le défunt Terry Thomas?

En reconnaissant la dentisterie esthétique comme une facette indépendante de la dentisterie, on risque de diminuer l’importance de notre profession dans le secteur de la santé. Bien que la dentisterie esthétique combine l’art et la science qui nous définissent, elle repose clairement entre les mains des praticiens généralistes. Si elle ne sert pas à éliminer ou à prévenir la maladie, elle aura auprès du public une valeur curative douteuse — au mieux, un nouvel esthétisme; au pire, l’exploitation honteuse de l’igno rance du public. Des guides d’odontotomie éthique peuvent s’avérer aujourd’hui utiles. Ceux qui, du point de vue anhistorique, nous considèrent comme une industrie de services esthétiques finiront par présider notre déclin de médecins à de simples techniciens cliniques. Certains mettront l’accent sur la psychologie d’un sourire plein de vivacité - mais là encore nous risquons de marcher sur des oeufs — un monde tout nouveau de «psychodontie» qui attend de se faire exploré ... et peut-être exploité.


Diplômé de l’Université de Toronto en 1967, le Dr Mulcahy est maintenant retraité à Edmonton (Alb.).

Les vues exprimées sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement les opinions et les politiques officielles de l’Association dentaire canadienne.